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Fin des quotas laitiers : entre tensions régionales et inquiétude des producteurs

Quelque 14 000 producteurs, 4,6 milliards de litres de laits collectés chaque année, pour un chiffre d’affaires de cinq milliards d’euros. Grâce à sa fusion avec 3A début janvier, Soodial est devenue la troisième coopérative laitière d’Europe. La cinquième au niveau mondial. Au-delà de l’impact économique manifeste, la dimension symbolique de ce rapprochement est forte, à un an de la disparition des quotas laitiers dans l’Union européenne.

 

Face à cette dérégulation, prévue depuis plus d’une décennie, la filière laitière a déjà commencé à se transformer en profondeur. En France, les producteurs s’organisent pour faire face aux bouleversements à venir et les fusions se multiplient. Eurial et Agrial se sont associés début 2013 et ils seront bientôt rejoint par Coralis, devenant ainsi la deuxième coopérative du secteur en France. Et Terra Lacta et Bongrain ont également signé un partenariat en juin dernier. 

 

Marché du lait : une volatilité des prix accrue

Pourquoi ces fusions ? Jusqu’à maintenant, quotas, subventions à l’exportation et autres mesures de soutien public avaient maintenu une relative stabilité sur le marché du lait. Mais cet équilibre est sur le point de voler en éclat, dès lors que la loi de l’offre et la demande s’appliquera sur le marché laitier, l’exposant à une forte volatilité des prix, qu’il subit déjà pour l’alimentation animale. C’est un réel défi auquel la filière s’apprête à faire face, car la volatilité des prix du lait risque d’entraîner une volatilité des revenus des producteurs. 

 

Un cercle vicieux est susceptible de s’enclencher : l’instabilité des revenus s’accompagne d’une solvabilité moindre auprès des banques, d’où une hausse des taux d’intérêts, et une augmentation du coût des investissements. Si aucune mesure compensatoire n’est prise, la fin des quotas laitiers pourrait ainsi freiner les investissements du secteur, selon un rapport publié par le Centre d’Économie et Sociologie appliquées à l’Agriculture et aux Espaces Ruraux (CESAER).

 

Tensions entre producteurs de lait et distributeurs

Cet avenir incertain inquiète les producteurs laitiers, alors qu’une baisse des prix du lait, consécutive à la hausse globale de la production en Europe est prévue. D’autant que la concurrence entre producteurs et distributeurs de lait est d’ors et déjà distordue. C’est ce qui explique la concentration croissante au sein de la filière française, dans le but de créer des poids lourds, capables de faire face aux mutations à venir et de peser dans les négociations sur les prix. 

 

Pourtant, impossible de généraliser les conséquences de la sortie des quotas laitiers. Elles pourraient être très différentes d’un pays à l’autre. Trois décennies de régulation n’ont pas gommé les différences agronomiques, économiques et politiques et ces contrastes vont être exacerbés avec la dérégulation. Si 25 % des régions productrices de lait devraient accroître leur production, 50 % d’entre elles devraient la réduire. 

 

L’Irlande, l’Allemagne et les Pays-Bas : des pays très compétitifs

Expansion ou contraction du marché : la question de la compétitivité va s’avérer déterminante. L’Irlande, l’Allemagne et les Pays-Bas, dont le coût marginal de production est relativement bas, devraient par exemple voir leur niveau de production s’envoler. Dans certains pays, la contraction sera plutôt structurelle, notamment en Bulgarie et en Roumanie, et dans une moindre mesure en Croatie, en Hongrie, en Grèce, en Suède, en Finlande ou encore à Malte. Ces États ne devraient donc connaître qu’une hausse marginale voire une baisse de leur production malgré l’abandon des quotas laitiers.

 

Pour d’autres États membres, c’est le niveau d’investissement qui pourrait changer la donne. Au Danemark ou en Irlande, où il est élevé, le potentiel de croissance du secteur est considérable. A l’inverse, en Italie, ce sont les normes environnementales et en particulier l’application de la directive Nitrates qui pourraient limiter les possibilités d’expansion du secteur. 

 

Evolution des livraisons de lait entre 2012 et 2023 (%)

 

Quelles conséquences pour la filière laitière française ?

En France, les exploitations bénéficient de charges opérationnelles relativement basses, d’un coût d’accès au foncier plutôt favorable et d’avantages fiscaux, mais elles sont en revanche pénalisées par des charges d’amortissement et de mécanisation lourdes, rappelle le CESAER. Elles ont beaucoup investi sans pour autant augmenter leur troupeau. La productivité est donc inférieure à celle d’autres pays mais les marges de progression sont importantes, notamment en Bretagne.

 

La fin des quotas laitiers devrait rebattre les cartes concernant la repartition géographique de la production, non seulement au niveau national mais aussi régional. Et les répercussions seront d’autant plus importantes que la régulation aura été appliquée. Ainsi, en France, où la production de lait était fixée par région, en fonction de la surface d’exploitation, les bouleversements pourraient être importants. 

 

Fin des quotas : les régions montagneuses en difficulté

Une sélection va s’organiser entre les producteurs, et ce, même au sein des États membres les plus compétitifs. Certains experts prévoient par exemple qu’au Danemark, en cas de suppression des quotas, seules 30 % des exploitations resteront rentables. Même si un tel résultat semble peu probable, il est assez représentatif d’une tendance générale.  

 

Ce sont les exploitations des régions montagneuses qui semblent les plus menacées. Elles produisent pourtant 10 % du lait en Europe et concernent les trois quarts des éleveurs en Autriche, en Slovénie ou encore en Finlande, précise le Comité des Régions.

 

Pour soutenir ces régions et producteurs en difficulté, un certain nombre de pistes est avancé, notamment via le “ paquet lait ” qui prévoit de renforcer la contractualisation ainsi que les organisations de producteurs et interprofessionnelles et la transparence au sein du secteur. Ces pistes semblent toutefois insuffisantes pour de nombreux acteurs.

 

Une hausse de la production du lait limitée à l’échelle européenne

Cependant d’un point de vue macro-économique, les répercussions de l’abandon des quotas pourraient rester limitées. L’augmentation globale de la production de lait en Europe devrait être assez restreinte. La commission européenne prévoit une hausse de 1,6 % de la production en 2015, puis une croissance continue mais lente après cette année charnière, pour atteindre 150 millions de tonnes produites en 2023, soit 9,6 tonnes de plus qu’en 2012. Après 2023, la croissance de la production devrait progressivement ralentir, en raison de marges opérationnelles de plus en plus faibles. 

 

Le réajustement progressif des quotas depuis 2008 a permis de limiter l’impact de leur abandon au niveau européen. Pour l’année 2012-2013, la production totale de l’UE est d’ailleurs inférieure de 6 % aux quotas. C’est aussi car, au-delà des quotas, d’autres facteurs s’avèrent déterminants pour l’avenir du secteur laitier eu Europe. En particulier l’évolution de la demande mondiale. Et bonne nouvelle, elle devrait connaître une croissance continue entre 2012 et 2022, selon Herman Versteijlen. La demande en fromage devrait bondir d’environ 15 % et celle de lait écrémé en poudre de près de 25 % , tout comme celle de beurre.

 

Infographie: Utilisation des quotas laitiers en 2012-2013

 

La demande mondiale et les conditions météo : des facteurs déterminants

Les concurrents sont cependant nombreux à se disputer ces nouvelles parts de marché, et notamment le géant néo-zélandais, Fonterra. Cette coopérative colossale, qui exporte plus de 90 % de sa production, approvisionne déjà le tiers du marché mondial, rappelle le Comité des régions. Mais d’après Ernst & Young, les producteurs aujourd’hui ultra-compétitifs ne seront plus réellement en mesure d’accroître leur production davantage, et les exportations européennes devraient continuer de croître de façon assez soutenue d’ici 2023 selon la Commission. 

 

Mais la filière européenne est aussi tout simplement dépendante… de la pluie et du beau temps. La preuve l’an passé, lorsque l’hiver humide et le printemps froid ont retardé l’accès aux fourrages, tirant ainsi la production vers le bas. Ou encore lorsque la sécheresse de 2012 a entraîné une hausse soutenue des prix de l’alimentation animale, freinant la production. Si la fin des quotas va inexorablement raviver les disparités et tensions entre régions, Miss météo pourrait en réalité détenir une partie de l’avenir du secteur laitier européen entre ses mains. 

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