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La grande distribution : ange ou démon ?

La grande distribution, malgré son incroyable essor, bénéficie aujourd’hui auprès des citoyens d’une très mauvaise image. Pourtant, les français y font 80% de leurs achats. A les entendre, les dirigeants des grandes enseignes de distribution considèrent leurs relations avec leurs fournisseurs comme « courtoises » selon Arnaud Mulliez, président du groupe Auchan, qui déclare même : « il faut arrêter de fantasmer » à propos des marges de la grande distribution. Même réaction chez les autres distributeurs. Pourtant, ces derniers sont plus que jamais montrés du doigt, surtout depuis la parution du rapport Chalmin pointant les différences de marges entre producteurs, industriels et distributeurs. Séquestration des franchisés, conditionnement des consommateurs et pression sur les fournisseurs sont quelques-uns des nombreux griefs dont la grande distribution est accusée. Alors, qui faut-il croire ? Agro-media.fr fait un tour d’horizon des différentes opinions au sujet de l’hégémonie de la grande distribution.

Le rapport Chalmin a mis le feu aux poudres. Nous en parlions lors de sa parution le mois dernier sur agro-media.fr et nous présentions les principaux résultats. Pour rappel, Philippe Chalmin a publié le 27 juin 2011 un rapport portant sur l’évolution des prix et des marges dans l’alimentation et mettait en lumière l’importance et la stabilité des marges brutes des distributeurs, et ce quelque soit le prix payé au producteur. Un exemple : pour un jambon à 10,54 €/kg, comment se répartissent les marges ? 31% du prix payé par le consommateur va au producteur, 5,3% à l’abattoir et à l’atelier de découpe, 13,8% à l’industriel charcutier, 5,2% à l’Etat (TVA) et 44,7% à la grande distribution ! Le constat est encore plus inquiétant pour le kilogramme de pommes. Ainsi, s’il coûte 2,50€ en magasin, l’enseigne gagnera 1,78€ alors qu’elle l’a acheté 0,20€ au producteur… Voilà qui a de quoi effrayer et susciter la polémique. Et ce n’est pas tout.

Un autre aspect souvent décrié concernant la grande distribution est la pression qu’elle impose sur ses fournisseurs. En effet, les grandes enseignes sont en situation de force, de par le fait même qu’elles écoulent 80% de l’alimentation française. Dès lors, comment survivre sans passer par les grandes et moyennes surfaces (GMS) ? Il n’est pas rare que la grande distribution représente la majeure partie du chiffre d’affaires d’un industriel, bien au contraire. Dès lors, comment établir un dialogue équilibré quand la sanction potentiellement applicable par la distribution et que tous les industriels craignent – la suspension des livraisons et le changement de fournisseur – risque de causer purement et simplement la fermeture de l’entreprise ? Comment ne pas céder à chaque exigence ? De plus en plus d’industriels se posent cette question sans pouvoir y répondre. Même situation pour certains agriculteurs livrant directement leurs productions aux GMS. Pierre Priolet, ancien arboriculteur fournissant à la grande distribution, raconte cette pression perpétuelle dans son livre « Les fruits de ma colère, plaidoyer pour un monde paysan qu’on assassine » (Robert Laffont, 159 p., 16€). Il y explique comment la situation a évolué, depuis les premières centrales d’achat des années 80, avec lesquelles les relations étaient cordiales et respectueuses, jusqu’à maintenant, où les géants actuels dominent avec cruauté. Il raconte comment « l’enseigne de distribution dicte tout, la taille des barquettes, leur emballage. Il faut même acheter les palettes au fabricant qui nous est imposé ». Il explique aussi avoir « vu des camions revenir, après un refus de livraison, sans même avoir été ouverts », afin de se débarrasser de stocks trop importants devenus gênants. Enfin, il évoque les promotions obligatoires où il était obligé de vendre à perte alors « qu’une fois la promotion terminée les magasins écoulaient le reste des pommes au prix normal sans nous prévenir », et les présentations de bilans financiers où tout était mis en place par l’enseigne pour l’amener à « leur rétrocéder [ses] gains ».

Les relations entre la grande distribution et les indépendants, franchisés ou affiliés, ne sont pas meilleures. En effet, les enseignes prennent au piège les indépendants grâce à un empilement de contrats d’enseigne concernant la franchise, l’approvisionnement, le système informatique, etc. De peur de devoir céder le moindre emplacement à la concurrence, la grande distribution blinde ces contrats de clauses de non-concurrence et de non-affiliation. Sauf que certaines peuvent atteindre trente à cinquante ans… Et que les indépendants, lorsqu’ils souhaitent quitter le réseau et revendre leur magasin pour partir à la retraite par exemple, se retrouvent coincés. En effet, ils ne peuvent pas vendre leurs biens à d’autres enseignes, clause de non-concurrence oblige, et le groupe auquel ils sont affiliés dispose d’un droit de préférence, et propose alors bien moins que ce que le magasin vaut réellement… Une prison dorée, en quelque sorte, qui en a mis à bout plus d’un. L’Autorité de la concurrence en décembre 2010, a été alertée sur ces pratiques et a émis un avis sur le sujet qui a attisé la colère des distributeurs, comme Michel-Edouard Leclerc. Le secrétaire d’Etat à la Consommation et au Commerce, Frédéric Lefebvre, a présenté le 1er juin 2011 un projet de loi concernant les contrats d’affiliés. Il a ainsi proposé de mettre en place un contrat unique et non différents contrats avec des échéances multiples, une durée maximale de dix ans et l’interdiction de clauses de tacite reconduction et de non-concurrence.

Enfin, la grande distribution a tendance à « scanner » ses clients pour mieux les conditionner. C’est-à-dire qu’elle tente de décoder chaque geste ou regard des consommateurs pour les décrypter et anticiper leurs moindres mouvements. Voire les orienter. Car l’idéal pour une enseigne serait d’obtenir des clients robot-acheteurs, parfaitement prévisibles. Même si ce rêve est loin d’être accessible, les distributeurs y mettent de l’énergie. Interrogatoires en rayon, décryptage des cartes de fidélité,  décompte du nombre de produits manipulés, étude des comportements… Les prévisionnistes deviennent de véritables psychologues, décelant même les différences d’intonation dans la voix des sondés. L’eye tracking, qui permet de suivre le regard d’un client pendant son shopping, est également en vogue. Mais pour l’instant, heureusement, les comportements d’achat gardent une part de mystère…

Face à toutes ces accusations et à l’opinion publique qui réclame des comptes, la grande distribution fait face. Et pour cela, bien que chacune ait sa technique et son plaidoyer, beaucoup se présentent comme les exceptions qui confirment la règle. Ainsi, Michel-Edouard Leclerc présente son entreprise comme sans but lucratif ou presque, face à « des formes capitalistiques d’entreprises ». Arnaud Mulliez, dirigeant du groupe Auchan, affirme pour sa part que « la relation avec nos fournisseurs est courtoise ». Les principaux intéressés n’ont pourtant pas le même son de cloche. Quant à Serge Papin, PDG de Système U, il affirme vouloir accompagner les français dans leur démarche éthique. Il se présente comme en position de faiblesse par rapport aux grands groupes tels que Nestlé, affirmant que le résultat de ce dernier, « par exemple, correspond au chiffre d’affaires de Système U ».  Et pour « les PME, en revanche, [il] ne cesse de signer des chartes [qu’il] essaie de rendre visibles pour le consommateur ». Quant à Pierre Priolet dont nous parlions plus haut, il est selon lui tombé « dans la caricature ». Enfin, Serge Papin n’oublie pas de marcher sur les plates-bandes de la concurrence : « vous trouverez peut-être des mauvais exemples, mais pas chez nous ». Une déclaration qui laisse dubitatif, à l’instar du résultat du sondage que nous vous avions proposé sur agro-media.fr au début du mois : 93% des sondés considéraient les critiques faites à la grande distribution à propos de ses marges justifiées. Alors que les principaux intéressés, eux, rejettent la faute sur les industriels et évoquent l’inutilité de comparer des marges brutes, refusant néanmoins de livrer leurs marges nettes. A chacun donc de se faire son opinion, mais il semblerait bien qu’il n’y ait pas de fumée sans feu… V.D.

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